lundi 3 décembre 2012

Projet d'entreprise et bien-être au travail

L'institut des métiers de France Telecom vient de présenter une étude du Lentic (laboratoire d'études sur les nouvelles technologies, l'innovation et le changement de l'université de Liège) qui montre que l'entreprise ne parvient pas à faire partager sa vision au corps social. Si les propositions du consultant invitent à prendre acte de la diversité, à solliciter les salariés dans une communication active et à s'appuyer sur les managers de proximité, à favoriser le dialogue social même, elles font table rase d'une histoire mal acceptée qui concentre en vingt ans l'évolution des quarante dernières années de l'entreprise.

Au travers de l'analyse de documents largement disponibles sur l'intranet, d'entretiens et de focus groups organisés auprès d'une population diversifiée du corps social, le Lentic dégage une absence de vision partagée. Le laboratoire présente ce "sensgiving" éclaté sur un plan croisant deux axes, l'un portant les logiques identitaires (qualité socio-organisationnelle d’une part, performance technico-économique d’autre part), l'autre portant les positionnements (fierté, confiance, congruence d’une part, perte, rupture de confiance et dissonance d’autre part).

L'analyse du Lentic ne révèle aucun élément historique. Ce faisant, le consultant respecte le négationnisme de l'entreprise apparu avec la reclassification des salariés au début des années 1990. France Telecom vit aujourd'hui dans un présent sans épaisseur, pas ses salariés. Il n'est pas possible d'évacuer l'histoire dans l'étude de la vision du corps social: 58% des salariés de France Telecom étaient déjà dans l'entreprise en 1985, 40% en 1980, plus de 10% en 1975.

Comment caractériser les chapitres de l'histoire de France Telecom autrement que par le message délivré pour mobiliser les troupes? Quatre messages stratégiques ont été envoyés par la direction:
  • Avant 1985, c'est le raccordement au téléphone de tous les foyers qui a constitué le défi à relever: le delta de LP (la croissance du nombre de lignes principales). Sur la fin de la période, France Telecom (avec le travail de ses salariés et le financement de ses clients) a construit le réseau le plus moderne, le plus intelligent et ouvert le plus large secteur de services en ligne avec le minitel.
  • Entre 1985 et 1995, l'entreprise centre son activité sur son client, client qui a tant contribué à l'effort national pour le téléphone: le client au centre de nos préoccupations. Si les commerciaux supplantent les techniciens, tous se mettent au service des clients.
  • La décennie suivante (1995-2005) a été préparée par les reclassifications (adaptation du statut des fonctionnaires à une gestion compatible avec la convention collective du secteur) et la privatisation effectuée en 1997. Le message stratégique devient : créer de la valeur. Cette valeur est bien sûr mesurée par le prix de l'action. Les salariés les plus âgés (plus de 55 ans) sont poussés dehors. Si les bénéficiaires jouissent d'un dispositif très favorable, leurs collègues subissent une pression dévastatrice pour les collectifs de travail.
  • La dernière période (depuis 2005) est celle de la crise sociale: traquer la dépense. L'éclatement de la bulle internet soumet l'entreprise à une dette colossale. Plus qu'un seul mot d'ordre, c'est le cost killing. Les salariés sont pilotés sans ménagement. Certains craquent et attentent à leur vie.
France Telecom, du projet d'entreprise au projet de société
L'histoire de France Telecom présente une rupture qui a fait l'objet des travaux dont Blanche Segrestin et Armand Hatchuel rendent compte dans leur livre "Refonder l'entreprise". La plupart des salariés de France Telecom ont connu la l'époque précédant cette rupture. Si le salariat français a oublié ce qu'était une entreprise avant la révolution libérale, ce n'est pas le cas pour le salariat de France Telecom.

Comment décrire la vision des salariés sur leur entreprise? Comment décrire leur positionnement? Le Lentic propose un axe le plaçant entre congruence et dissonance  Pourtant, la vie professionnelle n'est pas unidimensionnelle et peut provoquer chez un individu à la fois de la congruence et de la dissonance: des conditions de travail satisfaisantes peuvent faire accepter une situation qui heurte son opinion. Le positionnement d'un salarié sur un plan croisant dissonance et congruence semble plus informatif et permet de positionner entre indifférence et conflit.
Un positionnement croisant fierté, confiance et rupture,
de l'indifférence aux conflits
La plupart des salariés ont connu la rupture faisant passer leur entreprise, d'un projet d'entreprise à un projet de défense des actionnaires (la société). Ce n'est pas le cas dans la plupart des autres entreprises qui ont subi cette rupture sur un temps plus long depuis 1970 (B. Segrestin & A. Hatchuel, 2012). Les salariés sont confrontés à l'histoire de l'entreprise dans tout le monde occidental. Mais dans la plupart des entreprises, les salariés toujours en activité n'ont jamais connu l'entreprise centrée sur le collectif de travail et le projet.

En faisant glisser le plan le long de l'axe du temps, on reconstitue l'histoire du corps social de France Telecom.
L'histoire du corps social de France Telecom
Cette histoire est encore présente dans l'esprit de la majorité des salariés de France Telecom.

La dissonance dans le travail crée de la souffrance. Sous le nom de "crise sociale" se cachent des drames silencieux la plupart du temps, tragiques trop souvent. L'acceptation est un ressenti qui va du renoncement à l'adhésion. Un projet de société (association de défense des actionnaires) soumettant la qualité technique et le service aux clients à la distribution de dividendes ne saurait produire d'adhésion, au mieux du renoncement, de l'indifférence. Redonner du poids au collectif de travail pour privilégier le projet d'entreprise et affaiblir le pouvoir des actionnaires serait le meilleur moyen pour ré-enchanter la vie au travail. Mais c'est un enjeu qui dépasse l'action syndicale et la mobilisation sociale actuelle ne permet pas de porter cette ambition.

Par contre, la "crise sociale" a légitimé la recherche d'un travail de qualité, protégeant ou favorisant même une qualité sociale plus ambitieuse. Les directions du travail, sous l'œil attentif des responsables politiques, veillent mieux à empêcher les tragédies. Les directions d'entreprise savent contraindre et se passer d'adhésion. Mais elles ne peuvent plus ignorer l'aspiration à bien articuler vie professionnelle et vie privée.

Du point de vue des directions, travailler à la qualité sociale dans l'entreprise, c'est diminuer la dissonance en améliorant la vie de tous les jours au travail, éventuellement en généralisant l’indifférence. Mais soumises au projet de la société de distribuer à tout prix du dividende, même dans un environnement économique dégradé, les directions doivent aussi traquer les coûts jusqu'à mettre en péril le "nouveau contrat social".

Exister, c'est se dire (sans obscénité), être écouté, être reconnu, être valorisé, influencer son environnement, préserver son intimité, rêver, créer. Exister au travail, c'est satisfaire l'aspiration à exister en satisfaisant en particulier l'envie d'influencer son environnement et être reconnu. Sortir le travail de la contrainte grâce aux marges de manœuvre (sur le travail lui-même et/ou les conditions de travail) et le tirer vers l'autonomie, voilà un bon moteur de projet professionnel pour les salariés, mais aussi un bon programme pour les syndicalistes... en attendant plus.