dimanche 25 novembre 2012

Penser l'entreprise

France Telecom est placé devant la difficulté de faire accepter sa stratégie par ses salariés et multiplie les démarches pour donner du sens à son management. Ce n'est pas si simple...

Management et sens, l'institut des métiers de l'entreprise travaille depuis 2008 le sujet avec une enquête confiée fin 2009 au Lentic, laboratoire de l'école de gestion de l'université de Liège. Après la livraison d'une première phase conduite en 2010, le Lentic a présenté ces travaux en y intégrant sa deuxième phase réalisée en 2011. Les consultants en tirent un certain nombre de propositions qu'ils livrent à l'institut des métiers.

L'étude "Management et sens du Lentic

L'étude s'appuie sur des travaux (Albert & Whetten, 1985) visant à définir l'identité organisationnelle. La logique identitaire dominante, portée par le discours managérial officiel, ne parvient pas à éliminer d'autres logiques, minoritaires ou même alternatives. Les salariés ont une perception de l'organisation qui s'inscrit dans la comparaison de ces visions éventuellement contradictoires et crée des situations de congruence et de dissonance. Deux approches sont possibles:
  • sensgiving - les managers déploient un récit cohérent et légitime pur tenter de modeler les interprétations des membres de l'organisation;
  • sensmaking - les membres de l'organisation s'interrogent sur leurs visions, déterminent ce qu'ils partagent et réexaminent périodiquement leur perception des changements de l'environnement.
Les consultants ont procédé par analyse documentaire, entretiens et focus group pour les deux phases de l'étude. Ils synthétisent leur analyse au moyen d'un schéma porté par deux axes:

  • les "piliers porteurs de sens" - qualité socio-organisationnelle d'une part et performance technico-économique d'autre part;
  • les positionnements - fierté, confiance, congruence d'une part et perte de confiance, rupture, dissonance d'autre part.
Les quatre croisements possibles ont été révélés par l'étude qui révèle une absence de vision partagée:
  • l'énergie prisonnière entre excellence et paradis perdu;
  • l'esprit de corps inquiet entre responsabilité sociale et paradis perdu;
  • la grande désillusion entre banalisation et paradis perdu;
  • la dream-team entre excellence et responsabilité sociale.
Une absence de vision partagée

De la deuxième phase les consultants infèrent une évolution qui me semble injustifiée: il faudrait pour l'assurer qu'une étude quantitative soit menée.

En conclusion de l'étude, il est proposé quelques pistes de réflexion:
  • un identité polyphonique - Malgré une évolution du discours managérial depuis la crise de 2009, la logique de sensgiving persiste. Une identité organisationnelle polyphonique devrait être adoptée et la diversité identitaire non seulement prise en compte, mais valorisée: créer un échange dialectique entre tenants de la performance technico-économique et tenants de la qualité socio-organisationnelle.
  • modalité de communication à privilégier - Communication plus ciblée, plus continue et pas trop abondante, délivrée sous une forme qui permette l'échange et favorisant l'appropriation.
  • soutenir les managers d'équipe - Développer les prérogatives et les leviers d'action du manager d'équipe et clarifier le champ de responsabilité et le cadre de collaboration entre les n+1 et n+2, le doter d'un support logistique et administratif lui permettant de consacrer le temps nécessaire pour qu'il s'investisse dans un rôle de "sensemacker" sans que leurs indicateurs de performance en pâtissent.
  • investir la problématique du dialogue social - Les modalités du dialogue social apparaissent trop insatisfaisantes et infécondes aux partenaires sociaux et aux salariés (baromètre social).
Discussion

Le schéma supportant l'analyse présentée ne peut constituer un modèle permettant d'intégrer toutes les parties-prenantes de l'entreprise dans une production de sens susceptible de mobiliser:
  • l'intervention de Christian Aura sur l'impossibilité pour une conseillère à servir une cliente à cause du SI laisse sans voix les animateurs;
  • l'intervention de Serge Mas mettant le doigt sur la responsabilité de l'exigence de rentabilité imposée par les actionnaires a été largement exclue par les assistants.
La dernière piste de réflexion n'est qu'un vœu pieux. Sa rédaction complète dans la synthèse ou le rapport suggère l'existence d'un divorce entre salariés et organisations syndicales. La représentation syndicale est diversifiée, mais les élections mobilisent bien les salariés. La distance entre le sommet de l'entreprise et les organisations syndicales n'est pas sans conséquence sur l'adhésion des salariés.

La représentation choisie permet une certaine description de l'analyse, elle ne permet pas d'animer un débat créateur de sens entre les parties-prenantes de l'entreprise.
  • Les piliers présentés sont bien porteurs de sens, mais ils ne sont pas indépendants, la performance technico-économique étant fortement privilégiée par la haute hiérarchie au détriment de la qualité socio-organisationnelle.
  • La dissonance n'est pas un manque de congruence. Une même personne peut manifester à la fois l'une et l'autre dans une même organisation.
  • Les identités d'une organisation sont construites au cours de son histoire qui doit rester présente lors de l'examen du sens de son management.
Quelle préoccupation a été celle de l'organisation depuis 1975 - avant, c'était le 22 à Asnières:
  • De 1975 à 1985, le delta de LP visait le raccordement de tous les foyers et les entreprises au téléphone. Les techniciens ne ce sont pas arrêté à faire ce qui leur était demandé, ils ont construit le réseau le plus moderne et le plus intelligent du monde (commutation électronique, transmission multiplexée, réseau X25, minitel, etc).
  • De 1985 à 1995, tout à été mis en œuvre pour le client pour répondre à ses demandes particulières, les vendeurs ont pris le pouvoir, mais les techniciens étaient attendus sur la qualité et l'innovation.
  • Depuis 1995, il s'agit de "créer de la valeur" au bénéfice des actionnaires qui exigent tout le résultat de l'entreprise.
L'histoire fabrique de sens
L'histoire de France Telecom est représentative de l'histoire de l'entreprise décrite par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel (Refonder l'entreprise). La stratégie n'est plus construite au sein du collectif de travail par un chef d'entreprise porteur d'un projet, mais imposée par un PDG (grassement payé et totalement soumis) au bénéfice de la société (association de défense des actionnaires).

Enfin, l'étude oublie un élément central: le travail. Entre esclavage et indépendance, l'actif est placé dans quatre situations: la contrainte, les marges de manœuvre, l'autonomie et l’indépendance. Plus la situation est contrainte, plus le travail fait souffrir. Ces situations sont le résultat direct des conditions de travail.

Une activité syndicale Cadres ne saurait exister sans traiter ces questions.